Lorsque Stu

revint à son appartement, Frannie était en train de préparer le dîner.

– Harold est venu, dit-elle.

Je lui ai demandé de rester à dîner, mais il n’a pas voulu.

– Ah bon…

Elle le regarda de plus près.

– Mon cher Stuart Redman, quelle mouche vous a piqué ?

– Une mouche nommée Tom Cullen.

Et il lui raconta la suite.

– Qu’est-ce que ça veut dire ?

demanda Fran quand ils s’assirent pour dîner.

Son visage était pâle et elle n’avait plus d’appétit. Distraite, elle poussait machinalement la nourriture dans son assiette.

– Je veux bien être pendu si je le sais. C’est une sorte de… de voyance, sans doute. Je ne vois pas pourquoi nous devrions nous étonner que Tom Cullen ait des visions sous hypnose, après les rêves que nous avons tous faits en venant ici. Si ce n’était pas de la voyance, alors je n’y comprends plus rien.

– Mais ils paraissent si lointains aujourd’hui… du moins pour moi.

– Pour moi aussi, répondit Stu qui se rendit compte qu’il jouait lui aussi avec sa nourriture.

– Écoute, Stu… je sais que nous avons décidé de ne pas parler des affaires du comité en dehors des réunions, si possible. Tu disais que nous nous disputerions tout le temps, et tu avais probablement raison. Je n’ai pas dit un mot quand tu t’es transformé en superflic après le 25, je me trompe ?

– Non, tu n’as rien dit.

– Mais je dois te demander si tu crois toujours qu’envoyer Tom Cullen à l’ouest est une bonne idée. Après ce qui s’est passé cet après-midi.

– Je ne sais pas.

Il repoussa son assiette. Il n’y avait pratiquement pas touché. Il se leva, s’approcha du buffet et prit un paquet de cigarettes. Il ne fumait plus que deux ou trois cigarettes par jour. Il en alluma une, avala une bonne bouffée, sentit l’âcre fumée du tabac pénétrer au fond de ses poumons.

– Côté positif, reprit-il, son histoire est suffisamment simple et plausible. Nous l’avons chassé parce qu’il était idiot. Personne ne pourra lui ôter cette idée de la tête. Et s’il revient, nous pourrons l’hypnotiser – il part au quart de tour – et il nous dira tout ce qu’il a vu. Les choses importantes et les choses insignifiantes. Il est possible qu’il soit finalement un meilleur observateur que les autres. Pour ma part, j’en suis sûr.

– S’il revient.

– Oui, si. Nous lui avons dit de marcher uniquement la nuit et de se cacher le jour quand il reviendra à l’est. S’il voit plusieurs personnes, il doit s’enfuir. Mais s’il n’est vu que par une seule personne, il doit la tuer.

– Stu ! Tu n’as pas

fait ça !

– Bien sûr que si ! répondit-il d’une voix où pointait la colère. Ce n’est pas un jeu d’enfants de chœur Frannie ! Tu sais ce qui va arriver à Tom… ou au juge… ou à Dayna… s’ils se font prendre là-bas ! Si tu ne le sais pas, pourquoi étais-tu contre cette idée quand on en a parlé la première fois ?

– D’accord, répondit-elle d’une voix calme. D’accord, Stu.

– Non, je ne veux pas de tes d’accord ! s’exclama-t-il en écrasant furieusement la cigarette qu’il venait d’allumer dans un cendrier de terre cuite, projetant en l’air un petit nuage d’étincelles.

Plusieurs atterrirent sur le revers de sa main et il les fit tomber d’un geste brusque, sauvage.

– Je ne suis pas d’accord !

reprit-il. On ne peut pas envoyer un pauvre débile se battre pour vous, on ne peut pas pousser les gens comme des pions sur un putain d’échiquier, on ne peut pas donner l’ordre de tuer comme un boss de la mafia. Mais je ne sais pas quoi faire d’autre. Je ne sais tout simplement pas. Si nous ne découvrons pas ce qu’ils préparent, toute la Zone libre risque de s’évaporer un beau jour de printemps dans un énorme champignon atomique !

– D’accord. Hé ! D’accord.

Il serra lentement les poings.

– Je me suis mis en colère. Excuse-moi.

Tu n’y es pour rien, Frannie.

– Ne t’en fais pas. Ce n’est pas toi qui as ouvert la boîte de Pandore.

– Je sais. Nous sommes tous en train de l’ouvrir fit-il d’une voix morne en prenant une autre cigarette dans son paquet. En tout cas, quand je lui ai donné cet… comment appelles-tu ça ?

Quand je lui ai dit de tuer ceux qui se mettraient en travers de son chemin j’ai eu l’impression qu’il fronçait les sourcils. Ça n’a pas duré longtemps. Je ne sais même pas si Ralph et Nick l’ont vu. Mais moi, j’ai eu l’impression qu’il se disait : « D’accord, je comprends ce que vous voulez dire, mais je prendrai tout seul ma décision le moment venu. »

– J’ai lu qu’on ne peut pas forcer quelqu’un sous hypnose à faire quelque chose qu’il refuserait de faire éveillé. Le sujet hypnotisé refuse d’enfreindre son code moral simplement parce qu’on lui dit de le faire.

– Ouais, dit Stu en hochant la tête. J’y pensais justement. Mais qu’est-ce qui va se passer si Flagg a posté des sentinelles tout le long de sa frontière est ? C’est ce que je ferais à sa place. Si Tom tombe sur des sentinelles en allant vers l’ouest, son histoire lui donnera une bonne couverture. Mais quand il reviendra, il faudra qu’il tue, ou bien il sera tué. Et si Tom ne veux pas tuer, il est fichu.

– Tu t’inquiètes peut-être un peu trop, dit Frannie. Je veux dire, s’il y a effectivement des sentinelles, elles seront nécessairement très éloignées les unes des autres, tu ne crois pas ?

– Tu as raison. Un homme tous les quatre-vingts kilomètres à peu près. À moins qu’ils ne soient cinq fois plus nombreux que nous.

– Bon. Sauf s’ils ont déjà installé du matériel très perfectionné, radars, infrarouges, tous ces trucs qu’on voit dans les films d’espions, Tom devrait donc pouvoir passer à travers ?

– C’est ce que nous espérons.

Mais…

– Mais tu as mauvaise

conscience, dit-elle doucement.

– Tu crois ? Eh bien… peut-être, oui. Et Harold, qu’est-ce qu’il voulait ?

– Il a laissé des cartes topographiques des secteurs où son comité des recherches a essayé de retrouver mère Abigaël. Harold travaille aussi à l’enfouissement des cadavres. Il avait l’air très fatigué. Mais ses fonctions officielles n’expliquent pas tout. On dirait bien qu’il fait des folies avec son corps.

– Qu’est-ce que tu racontes ?

– Harold s’est trouvé une femme.

Stu haussa les sourcils.

– Et ce serait pour ça qu’il n’a pas voulu rester à dîner. Tu sais de qui il s’agit ?

Stu leva les yeux au plafond.

– Laisse-moi réfléchir… Voyons, avec qui Harold pourrait-il copuler ? Attends un peu…

– Tu as de ces expressions !

Et qu’est-ce que tu crois que nous faisons ?

Elle lui donna une petite tape et il recula en souriant.

– On s’amuse bien, non ?

J’abandonne. C’est qui ?

– Nadine Cross.

– La femme avec des mèches blanches ?

– Exactement.

– Bigre, elle doit bien être deux fois plus âgée que lui.

– Je doute que Harold s’en soucie à ce stade de leurs relations.

– Larry est au courant ?

– Je ne sais pas et ça m’est égal. Nadine n’est plus avec Larry maintenant. Si elle l’a jamais été.

– Ouais, fit Stu.

Il était heureux que Harold se soit découvert une modeste vocation de Casanova, mais le sujet ne l’intéressait pas démesurément.

– Et qu’est-ce que Harold pense des activités du comité des recherches ? reprit-il. Il t’a donné des idées ?

– Tu connais Harold. Il sourit beaucoup, mais… il n’est pas de nature très optimiste. C’est sans doute pour ça qu’il passe tout son temps à enfouir des cadavres. On l’appelle Faucon maintenant tu le savais ?

– Ah bon !

– Je l’ai appris aujourd’hui.

Je ne savais pas de qui ils parlaient. Alors, j’ai demandé.

Elle réfléchit un instant, puis éclata de rire.

– Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ?

Elle tendit ses jambes devant elle. Elle avait aux pieds des chaussures de sport dont les semelles étaient zébrées de lignes et de cercles.

– Il m’a complimenté sur mes godasses, dit-elle. Tu ne trouves pas ça un peu dingue ?

– C’est toi la dingue.